[Du 25 avril au 29 avril 1995, Le Monde publiait l’enquête menée par Annick Cojean en France, aux Etats-Unis et en Allemagne sur la mémoire du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale et sa transmission. Cinq épisodes dans lesquels la journaliste présentait les témoignages de survivants des camps de la mort ; de leurs enfants, qui, « en même temps que l’espoir, portent en eux la douleur de la Shoah » ; de fils de bourreaux, « nés innocents, qu’un héritage infernal condamne souvent à des vies de cauchemar ». Trente ans plus tard, nous vous proposons de redécouvrir en intégralité cette série, récompensée par le prix Albert Londres en 1996 et adaptée aujourd’hui en bande dessinée (Dupuis, 144 pages, 38 euros).]
En 1981, une jeune étudiante de la petite ville allemande de Passau décida avec enthousiasme de participer à un concours national patronné par le président de la RFA [République fédérale d’Allemagne] sur l’histoire du pays. Son sujet de mémoire était tout choisi : la résistance héroïque des habitants de Passau à l’emprise des nazis. Le sujet avait été évoqué en classe et Anja Elisabeth Rosmus ne doutait pas de compléter harmonieusement l’histoire. Elle déchanta. Du jour au lendemain, les documents nécessaires à ses recherches lui furent interdits. Le bibliothécaire lui refusa tout net l’accès aux archives de la ville.
Plusieurs personnes autrefois amies lui opposèrent soudain un silence effrayé ou réprobateur. Elle défia les menaces, mais les vieux souvenirs mirent la communauté en émoi. Et l’évidence s’imposa : c’est avec zèle et fanatisme que la majorité de la ville avait soutenu Hitler. Insultée, plusieurs fois agressée, elle dut faire ses valises.
Ce n’est pas un hasard si la plupart de nos interlocuteurs allemands sur la mémoire de la Shoah commencèrent par conter l’histoire de l’étudiante Rosmus. Alors que les médias et les politiques d’outre-Rhin affrontent désormais avec courage les questions du nazisme et du génocide, les familles, elles, continuent de s’abstenir « de regarder sous le tapis », murées dans un silence profond concernant leur propre histoire, et liées, explique la parente d’un dignitaire nazi, « par une toile d’araignée collante qui transforme chacun en complice ou en traître, au choix ».
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