Le grand spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon n’est pas celui qu’on croit. Le samedi 29 juin, dans l’après-midi, la metteuse en scène Séverine Chavrier a inauguré cette 78e édition, à La Fabrica, avec un spectacle prodigieux d’intelligence et d’invention formelle. Absalon, Absalon !, adaptation du roman monstre de Faulkner, s’offre comme une expérience théâtrale immersive et inédite de cinq heures, un cauchemar halluciné qui, dans les temps nauséabonds que nous vivons, va sonder en profondeur l’obsession de la pureté de la race sur laquelle s’est appuyée l’expansion capitaliste et patriarcale.
Tout ici participe d’une liberté, d’une virtuosité et d’une compréhension intime, profonde, dans l’adaptation de ce livre a priori inadaptable, qui charrie dans son flux torrentiel l’ascension et la chute d’un homme, Thomas Sutpen, avant, pendant et après la guerre de Sécession qui a opposé le sud et le nord des Etats-Unis, de 1861 à 1865, sur la question de l’abolition de l’esclavage. Sutpen, un homme venu de nulle part, devient en quelques années le plus gros planteur de coton du comté, craint – mais non respecté – par la petite société de la ville, confite dans ses traditions.
Sa réussite va être d’emblée enrayée par l’injonction qui pèse sur lui de fonder une lignée de pure race, alors qu’il se sait souillé par une tache, dans ce monde du Sud où la moindre goutte de sang noir suffit à vous faire classer comme Noir, et donc à vous exclure. Ce que travaille Faulkner, lui qui était un homme issu de ce Sud pas franchement progressiste, c’est la malédiction qui frappe ce monde où le métissage est en même temps inévitable et interdit – inévitable, aussi, parce qu’interdit et donc caché, enfoui. Une malédiction qui prend ici la forme de l’inceste et du fratricide, Faulkner s’inscrivant dans une lignée qui va des tragiques grecs jusqu’à Shakespeare, en passant par le substrat biblique.
Théâtre interdisciplinaire
Tout cela, Faulkner le pétrit de manière bien particulière, aussi peu linéaire que possible, en une forme de fleuve indomptable de flux de conscience qui remonte le cours d’une histoire trouble et non-dite, et en déclenchant un « fracas des temps » entre les années 1860 et les années 1930, où il écrit le livre. « L’œuvre de Faulkner m’a toujours paru être ainsi : une révélation différée, qui engendre sa technique, non pas d’élucidation (psychologique, ni sociale, ni…) mais, en fin de compte, d’amassement d’un mystère et d’enroulement d’un vertige », écrivait Edouard Glissant dans le livre, magnifique, qu’il a consacré à l’écrivain américain (Faulkner, Mississipi, Gallimard, Folio essais) et qui a guidé Séverine Chavrier dans sa lecture d’Absalon !.
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