Dans la ville de Touba, au Sénégal, 5 à 6 millions de pèlerins étaient attendus vendredi 23 août pour le Grand Magal – hommage en langue wolof. Ce grand rassemblement annuel de la confrérie mouride commémore l’envoi en exil au Gabon de Cheikh Ahmadou Bamba par les autorités coloniales françaises en 1895. Celui que l’on surnomme Serigne Touba est le fondateur de la tariqa soufie et, selon la tradition, le pionnier de la ville de Touba.
Cheikh Gueye est l’auteur d’une thèse sur et a publié Touba, la capitale des mourides (Karthala, 2002). Ce talibé (disciple) mouride est le secrétaire général du Cadre unitaire de l’islam, qui regroupe différentes obédiences musulmanes.
Selon lui, l’islam sénégalais connaît une transformation profonde, notamment dans ses rapports avec l’Etat, malgré la prééminence intacte des confréries dans le paysage religieux. Il plaide pour un dialogue transparent entre autorités politiques et religieuses, loin du clientélisme traditionnel.
Cette année encore, des millions de pèlerins sont attendus au Magal de Touba. Comment expliquez-vous que l’islam confrérique et traditionnel ne semble pas connaître de recul au Sénégal, alors qu’il cède le pas à un islam réformiste dans beaucoup d’autres pays du continent comme au Maghreb par exemple ?
Cheikh Gueye Ce sont les confréries qui ont répandu l’islam dans le pays au XVIIe siècle. Elles sont historiquement les premiers acteurs islamiques du pays. Elles sont nées dans le monde rural et ont longtemps été actives dans la culture d’arachide. Mais elles ont su s’adapter en accompagnant l’urbanisation. Dès les années 1950, elles s’installent dans les villes moyennes, se lancent dans le commerce, les transports… avant de mettre un pied à Dakar, et dans des secteurs économiques comme l’import-export. Aujourd’hui, des acteurs confrériques s’essaient à l’économie numérique. En matière de prosélytisme, les confréries ont vite pris le virage du son et de l’image, puis d’Internet et des réseaux sociaux. Dans d’autres pays, les tariqa ont laissé ces domaines aux discours réformistes ou salafistes.
Le Grand Magal commémore la déportation du fondateur de la confrérie mouride par les autorités coloniales françaises. A l’heure où la jeunesse impose le débat sur le passé colonial, cet épisode sort-il du champ strictement religieux ?
Aujourd’hui, des intellectuels de gauche ou des étudiants panafricains considèrent Cheikh Ahmadou Bamba comme une figure de résistance à la colonisation. Cela dit quelque chose de ce mouvement de fond où les univers laïques et religieux sénégalais se rencontrent plus que par le passé.
Les nouveaux dirigeants du pays, le premier ministre Ousmane Sonko et le président Bassirou Diomaye Faye, se sont rapprochés des confréries soufies depuis leur arrivée au pouvoir en mars. Ses adversaires taxaient pourtant M. Sonko de « salafiste »…
Ousmane Sonko a été membre dans sa jeunesse d’une union étudiante musulmane. Ce genre d’unions ont des vues réformistes, sont indépendantes des confréries et, parfois, portent un regard critique sur ces dernières. Il a aussi montré une certaine indépendance à l’égard des confréries lorsqu’il était dans l’opposition.
De là à dire qu’il adhérait au credo salafiste, il y a un monde. Il avait déjà opéré un rapprochement avec des marabouts ces dernières années. A peine arrivés aux affaires, M. Sonko et ses camarades ont tout fait pour faire mentir l’idée d’un froid entre eux et les tariqa. Ils se sont pliés aux traditions du pouvoir sénégalais qui repose aussi sur des échanges de bons procédés entre le politique et le spirituel. Le président a été reçu en amont du Magal par le khalife général des mourides, et le premier ministre est venu dans la foulée à Touba. Ils ont tout fait pour assurer que le Magal de cette année soit réussi.
Il se dit que M. Sonko est favorable à la création d’un ministère du culte. Pourquoi cela ?
M. Sonko a clarifié sa position il y a des années déjà. Il veut une formalisation et une institutionnalisation des relations entre l’Etat et les marabouts. Ce avec quoi les nouvelles autorités semblent vouloir rompre, c’est le clientélisme, l’absence de transparence. Ça concerne la présence des confréries dans le tissu économique, comme d’autres sujets. Des chefs confrériques, dont on sait qu’ils aimeraient peser sur certaines réformes sociales, ont été invités aux assises de la justice en mai.
Il y a des changements profonds en cours dans les rapports entre l’Etat et les religieux. Déjà, les dernières années du mandat du président sortant Macky Sall avaient été l’occasion de discuter, par exemple, du décloisonnement entre l’enseignement dit « francophone », classique, et l’enseignement dit « arabisant », islamique, organisé par les religieux. Macky Sall avait aussi ouvert en 2021 la possibilité pour les jeunes arabisants de se présenter au concours de l’Ecole nationale d’administration (ENA).
Les nouvelles autorités veulent assainir les finances, lancent des audits sur le foncier, exigent un comportement fiscal responsable… Les confréries, en tant qu’acteurs économiques, seront-elles concernées ?
Il y a un véritable défi : assurer que les travailleurs actifs dans le secteur informel ou les entrepreneurs liés à des confréries acceptent de payer les impôts « classiques », autant qu’ils soient prêts à financer les organisations religieuses. C’est aussi pour cela qu’un dialogue transparent entre l’Etat et les confréries est nécessaire.
Depuis peu, Touba ne dispose plus de police des mœurs. Elle a été abandonnée par le khalife des mourides. Est-ce que les confréries se modernisent ou se sécularisent en même temps que l’Etat s’ouvre à elles ?
La ville de Touba a explosé en taille. Le département de Mbacké, dont Touba est la plus grande agglomération, est devenu en 2023 le plus peuplé du Sénégal. La police des mœurs de Touba, chargée de faire respecter l’interdiction de boire par exemple, ne suffisait plus. Les marabouts l’ont reconnu d’eux-mêmes. Ils veulent voir le déploiement des services de l’Etat. Il y a quelques jours, la police nationale a annoncé un renforcement des effectifs dans la ville, l’ouverture prochaine de commissariats… Touba dispose depuis deux ans d’une université, islamique certes, mais tout à fait moderne, qui collabore avec des pays européens, propose des cursus en langues ou en agronomie. La cité tâche de conserver son rôle de ville sainte tout en perdant son caractère presque « extraterritorial ».
Diriez-vous que l’islam sénégalais vit des changements structurels ?
Oui. Il y a un phénomène qui, à mon sens, résume tout. C’est le succès, dans les quartiers modernes de Dakar comme à Touba, de nouvelles écoles élémentaires hybrides qui proposent aux enfants de suivre à la fois l’enseignement « en français », classique, et l’enseignement dit « arabisant » et islamique.
Une partie importante de la société sénégalaise ne vit toutefois pas à l’heure des prescriptions islamiques…
Effectivement. C’est pourquoi il faut un débat. Le Sénégal est un pays de compromis, notamment entre l’islam et d’autres affluents idéologiques, religieux et culturels. Le débat entre la société civile, la puissance publique, les intellectuels laïques et islamiques est seul à même de satisfaire toutes les parties. Entre la laïcité mimée sur la France à l’indépendance et le pouvoir des religieux, il y a un éventail de possibles.