Sur la photo de classe du marché de l’art, les grands, ceux qui jonglent avec les millions et additionnent les mètres carrés, occupent toujours les premiers rangs, au détriment des plus petits, les pépinières reléguées à l’arrière-plan. Dans les foires, ces géants se voient attribuer les meilleurs emplacements, pile poil à l’entrée, et aimantent les ultrariches, qui, une fois repus et fourbus, dédaignent les autres stands.
Une fois n’est pas coutume, le salon Frieze, qui a ouvert ses portes le mercredi 9 octobre, à Londres, a tenté de rebattre les cartes. Sa directrice Eva Langret a placé aux premières loges les enseignes de taille intermédiaire et la section Focus, consacrée aux créations émergentes. Ces galeries-là ne sont pas seulement plus jeunes, elles sont engagées. Mor Charpentier explore ainsi les questions brûlantes de territoire avec une carte brodée de l’artiste d’origine libanaise Marwa Arsanios, qui a racheté des terres dans le nord du Liban pour les offrir aux réfugiés syriens. Alison Jacques privilégie les artistes femmes, telle qu’Alison Wilding, une sculptrice qui a émergé dans les années 1980 au même moment que Richard Deacon et Antony Gormley sans bénéficier d’une même carrière dorée.
Installés tout au fond de la tente qui abrite Frieze, les cadors n’ont pas protesté, se mêlant sans esclandre avec une tête chercheuse, Guillaume Sultana, et quelques autres francs-tireurs. Le surpuissant David Zwirner n’a-t-il pas maintes fois répété qu’il fallait aider les structures les plus fragiles, sans toutefois associer le geste à la parole ? Ces galeries de taille intermédiaire, régulièrement dépossédées de leurs artistes prometteurs pas les géants, ont particulièrement souffert de la crise. Certaines ont baissé le rideau, beaucoup sont à deux doigts du dépôt de bilan.
Nouvelle géopolitique
Avec cette autre hiérarchie, Frieze met en scène une nouvelle géopolitique de l’art, plus conforme aux dynamiques actuelles : plusieurs enseignes du sous-continent indien ont été regroupées à l’entrée du salon. Elles figurent aussi en nombre sur Frieze Masters, qui revisite l’histoire de l’art dans sa section Spotlight, dévolue aux figures oubliées, parmi lesquelles un merveilleux peintre autodidacte brésilien, José Antonio da Silva (1909-1996), chantre de la ruralité que le Musée de Grenoble compte exposer en 2025.
Frieze accueille aussi deux galeries libanaises. L’une est celle d’une habituée, Andrée Sfeir-Semler. Très symboliquement, cette galeriste, qui se partage entre Beyrouth et Hambourg (Allemagne), a accroché des peintures d’Aref El Rayess (1928-2005) datant de 1978, dans un Liban en pleine guerre civile. « On croyait s’en être sortis, on est retombés dedans », soupire-t-elle. Redoutant la propagation de la violence dans son pays depuis l’embrasement du conflit israélo-palestinien, elle a fermé son espace de Beyrouth le jour de la mort du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le 27 septembre.
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