Histoire d’une notion. Pourquoi ne pas avoir parlé plus tôt ? Les victimes entendent souvent cette question. Mais « cette question est un luxe. Elle est l’apanage des privilégiés. De chanceux qui n’ont aucune idée du silence intérieur et gangrenant que génère une agression comme celles qui avaient cours à Bétharram », analyse Alain Esquerre dans Le Silence de Bétharram (éd. Michel Lafon, 256 pages, 18,95 euros). Ce livre de témoignages retrace les violences psychologiques, physiques et sexuelles commises sur des enfants dans l’établissement privé catholique et passées sous silence pendant cinquante ans.
Pourquoi certaines victimes de violences se taisent-elles pendant des années, parfois pendant toute une vie ? Pour Laurence Joseph, psychanalyste et psychologue, « le silence peut être un symptôme » : les violences sont alors refoulées, parfois jusqu’au black-out – un phénomène appelé « amnésie traumatique ».
Pour autant, ces dysfonctionnements mémoriels n’expliquent pas tout, tant s’en faut. « Si les victimes ne parlent pas, poursuit la psychanalyste, c’est aussi, trop souvent, parce qu’on les contraint à se taire : c’est ce qu’on appelle la silenciation, l’action de réduire quelqu’un au silence. » Et de citer Tacita, la déesse latine du silence, dont Jupiter coupa la langue avant qu’elle ne soit violée par Mercure : « Son silence était assuré puisque sa langue était arrachée. »
Dans le monde anglophone, la philosophe britannique Rae Langton serait la première à avoir théorisé la « silenciation » (silencing), dans son article « Speech Acts and Unspeakable Acts » (« actes de langage et actes indicibles »), paru en 1993. Le terme sera ensuite repris par d’autres chercheurs, comme la philosophe britannique Miranda Fricker, en 2009, ou la philosophe américaine Kristie Dotson, en 2011.
Côté francophone, le mot « silenciation » apparaît dans les années 1970, mais il n’est quasiment jamais employé. « Il faut attendre les années 2020, explique Elise Huchet, docteure en philosophie, pour que la notion se répande, portée par la vague MeToo et l’attention nouvelle accordée aux personnes invisibilisées. » Dans le même mouvement, le verbe « silencier » fait son entrée dans le Petit Robert en 2022.
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