Jannat (pour des raisons de sécurité, les prénoms ont été changés) ne veut rien oublier de ces neuf mois passés dans les camps chinois. Ni les tortures ni les angoisses, et surtout pas les visages. Garder tout cela en mémoire est devenu, pour cette infirmière d’une cinquantaine d’années, une question de loyauté due à ceux qu’elle a vus succomber sous les épreuves, aux rescapés dont elle tâche de retrouver la trace en Asie centrale, mais aussi aux autres, encore retenus en Chine dans les geôles du régime de Xi Jinping. « On se doit de leur donner un espoir », assure-t-elle. Pourtant, elle peine à imaginer le jour où la violence d’Etat cessera de s’abattre sur les minorités ethniques et religieuses de la région que les autorités de Pékin appellent le « Xinjiang » (les Nouveaux Territoires) mais que les populations locales désignent volontiers comme le « Turkestan oriental » ou la « région ouïgoure ».
Depuis 2014, les Ouïgours, ainsi que d’autres minorités comme les Kazakhs ou les Kirghiz, font l’objet d’une intense répression en Chine. Pour échapper aux persécutions, au travail forcé, aux camps ou à la prison, plusieurs milliers d’entre eux ont fui vers les pays voisins (Kirghizistan, Tadjikistan…). Jannat, d’ethnie kazakhe, a trouvé refuge au Kazakhstan, où Le Monde a pu recueillir son témoignage.
L’infirmière a cessé de croire en la justice depuis ce jour de 2018 où la police chinoise l’a convoquée au commissariat de son quartier, dans une grande ville du Xinjiang. « Cette année-là, beaucoup de gens avaient déjà été arrêtés, raconte-t-elle. J’ai tout de suite compris qu’à mon tour je serais détenue. J’ai rassemblé mes affaires les plus précieuses pour les confier à mes proches, puis je suis partie au poste de police. » Après une série d’interrogatoires, la sentence tombe : accusée de s’être rendue à plusieurs reprises au Kazakhstan – un pays voisin considéré comme « terroriste », car majoritairement musulman –, Jannat est condamnée pour « radicalisme religieux » et doit donc être « rééduquée ». Elle apprendra plus tard avoir été dénoncée par un supérieur contrarié.
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