Des bouteilles de lait en verre qui attendent sagement alignées sur le pas d’une porte, des enfants rieurs qui fabriquent un bonhomme de paille avant une parade, un sofa abandonné au milieu d’une rue aux façades noircies : ce n’est pas ce genre d’images qu’on a en tête quand on évoque le conflit nord-irlandais, qui a fait plus de trois mille cinq cents morts entre la fin des années 1960 et les accords de paix de 1998.
Sont plutôt restés gravés dans les mémoires les violents affrontements qu’ont immortalisés en noir et blanc des photoreporters célèbres comme Don McCullin ou Gilles Peress, au début des années 1970. Les Kodachrome contemplatifs d’Akihiko Okamura (1929-1985), baignés de couleurs mélancoliques, offrent un regard décalé sur les « troubles » qui ont opposé les loyalistes (protestants) fidèles à la Grande Bretagne et les nationalistes (catholiques) opposés à la présence britannique et en faveur de la réunification de l’île. Il flotte sur ces images un étrange mystère, à la hauteur de celui qui entoure leur auteur.
Seul Japonais à couvrir ces événements sanglants, ce photographe amoureux de l’Irlande, le cœur ancré à gauche et sensible aux revendications anticolonialistes des républicains catholiques, avait même décidé d’y vivre. Installé avec sa famille au sud de Dublin, en République d’Irlande, en 1969, il y est resté plus de quinze ans, arpentant aussi bien le sud de l’île, indépendant, que le nord, britannique, avec ses quartiers catholiques et protestants à Derry et à Belfast, photographiant des leaders politiques de chaque camp. Mais personne, sur place, ne semble avoir gardé le souvenir de son activité, comme si Okamura avait traversé les événements en homme invisible.
Des clichés méconnus
Ses reportages au cœur de la guerre du Vietnam, publiés dans le magazine Life en 1964 et 1965, lui avaient auparavant assuré une belle notoriété. Ses clichés réalisés en Irlande, eux, sont restés méconnus, et pour la plupart inédits. Pour que ce regard original et sensible soit reconnu, il aura fallu une exposition au Photo Museum Ireland, à Dublin, cet été, et un livre, Les Souvenirs des autres (Atelier EXB, 160 pages), pilotés par Pauline Vermare, historienne de la photographie, qui a consacré sa thèse aux représentations photographiques de l’Irlande du Nord.
Alors qu’Akihiko Okamura a suivi les émeutes dans le quartier du Bogside, à Derry, en 1969, il n’a jamais photographié la violence de façon directe. Il y fait allusion par petites touches, avec des compositions poétiques, à l’ambivalence calculée. Ainsi de ces bouteilles de lait à la blancheur innocente, qui deviennent des armes lorsqu’elles sont transformées en cocktails molotov.
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