Encore inconnus du grand public il y a quelques années, les PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées, issues de la chimie de synthèse) sont désormais considérés comme à l’origine de la plus grave crise de pollution jamais connue. Ces « polluants éternels » contaminent non seulement la planète entière mais aussi le sang de tous les êtres humains. Alors que Le Monde et ses 29 partenaires révèlent le coût vertigineux de la dépollution pour nos économies et l’ampleur de la campagne de lobbying menée par les industriels pour que les PFAS ne soient pas interdits, voici les questions essentielles que soulèvent ces produits chimiques de synthèse.
Que sont les PFAS ?
Les PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées) représentent une famille de plus 10 000 produits chimiques de synthèse employés dans l’industrie et les produits de consommation depuis la fin des années 1940. Antiadhésifs, déperlants et antitaches, résistants à des températures très élevées et aux conditions physiques extrêmes : leurs précieuses propriétés en ont fait des ingrédients de choix dans des milliers d’applications.
Une myriade de produits de consommation contiennent des PFAS ou sont fabriqués à l’aide de ces substances, et parfois les deux, comme le plus connu d’entre eux : la fameuse poêle antiadhésive au revêtement en Teflon. Les imperméabilisants comme le Gore-Tex ? PFAS. Le Scotchgard qui procure une résistance aux taches à nos tapis et canapés ? PFAS. Le Scotchban qui apporte aux emballages alimentaires une résistance à la graisse et à l’eau ? PFAS. Mais aussi pesticides, mousses anti-incendie, implants médicaux, peintures ou encore cordes de guitare.
Difficile de trouver un secteur industriel qui n’a pas recours aux PFAS. Ils sont employés dans la chimie et l’aérospatiale, la construction, l’électronique (où ils servent notamment à la fabrication des semi-conducteurs) ou encore dans le secteur de l’énergie (éoliennes, batteries de véhicules électriques, pompes à chaleur, climatiseurs, etc.).
Pourquoi sont-ils problématiques ?
Leur extrême persistance dans l’environnement, qui est leur principal point commun, fait des PFAS une menace éternelle. Conférée par la chaîne carbone-fluor de leur structure chimique, la liaison la plus forte existante en chimie organique, cette stabilité persiste au-delà des fonctions désirées dans les objets et les procédés industriels. Aucune tempête, aucune bactérie dans la nature ne parvient à dégrader ces « polluants éternels ». Une fois émis, ils sont là pour des centaines et sans doute des milliers d’années.
A cela s’ajoute que les PFAS ont aussi la caractéristique d’être mobiles : on les détecte jusque dans la pluie au Tibet. Cours d’eau, sols, nappes phréatiques ou aliments : ils se sont disséminés dans les moindres recoins de notre environnement, mais aussi dans les replis du vivant. Du concombre à la loutre, on les mesure dans la quasi-totalité des organismes, humains en particulier. Notre composition sanguine à tous comporte désormais des PFAS, et nos enfants naissent « prépollués » par ces composés ultra-toxiques.
Quels sont leurs effets sur la santé ?
La toxicité des PFAS, dissimulée par les industriels pendant des décennies, ne peut être documentée par la recherche que depuis une quinzaine d’années. Mais l’exposition à ces composés est déjà associée à une douzaine de maladies.
En 2023, le Centre international de recherche sur le cancer a respectivement classé le PFOA et le PFOS, deux PFAS historiques, « cancérogène certain pour l’humain » (groupe 1) et « cancérigène possible » (groupe 2B). Des méta-analyses d’études épidémiologiques, aux conclusions solides, font ressortir une association significative avec un faible poids à la naissance (lui-même associé à un risque élevé de maladies), l’obésité et la dyslipidémie (anomalies liées au taux de cholestérol) chez l’enfant, la puberté précoce, une hypothyroïdie chez les femmes, les cancers du rein et des testicules.
Le Monde
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D’autres synthèses de publications scientifiques relèvent également un lien avec des pneumonies chez les enfants, l’obésité et une élévation du taux de cholestérol chez l’adulte et, côté femmes, le cancer du sein, le diabète et le diabète gestationnel, l’endométriose, le syndrome des ovaires polykystiques et l’infertilité. Plusieurs études montrent également une réponse immunitaire diminuée à la vaccination chez l’enfant à des doses d’exposition infimes.
Quelles entreprises fabriquent des PFAS ?
Vingt usines de fabrication de PFAS, dont seize sont toujours actives, ont été localisées en Europe pour la première fois en 2023 par le Forever Pollution Project, une enquête collaborative internationale menée par Le Monde et seize médias partenaires. La France en compte cinq à elle seule – deux à Pierre-Bénite (Rhône), une à Villers-Saint-Paul (Oise), une à Tavaux (Jura) et une autre à Salindres (Gard), dont la fermeture a été annoncée en octobre 2024 par Solvay.
Comme la chimie du fluor nécessite un savoir-faire complexe et des infrastructures spécifiques, peu d’entreprises la maîtrisent. Parmi les plus importantes : AGC, Arkema, Daikin, Gore ou Syensqo (Solvay). Les plus célèbres, DuPont (aujourd’hui Chemours) et 3M, sont aussi celles qui ont créé ces substances. Leurs pratiques ont fait l’objet de nombreuses enquêtes journalistiques et universitaires qui ont révélé une connaissance en interne de la toxicité des PFAS depuis 1961 et de leur persistance dans le sang depuis 1975. Dans le film Dark Waters (Todd Haynes, 2019), l’acteur Mark Ruffalo incarne l’avocat Rob Bilott, à l’origine de la découverte du scandale de la pollution éternelle autour de l’usine DuPont de Parkersburg (Virginie-Occidentale, Etats-Unis) à la fin des années 1990. Une découverte qui a, depuis, engendré de nombreux procès aux Etats-Unis et coûté à la firme des milliards d’euros de compensations financières.
Comment les PFAS se retrouvent-ils dans l’environnement ?
Les PFAS sont, avant tout, émis dans l’environnement par les usines qui les produisent. Vient ensuite toute une gamme d’activités industrielles qui les emploient dans leurs procédés et leurs produits : traitement des métaux, des textiles ou des cuirs, fabrication de plastiques et de caoutchoucs, de peintures, de papiers de contact alimentaire, etc.
Autre source importante d’émissions : les mousses anti-incendie destinées à éteindre les feux d’hydrocarbures dans les aéroports, les bases militaires, les centres d’entraînement à la lutte contre les incendies et les casernes de pompiers, et bien sûr sur les sites d’incendies de ce type.
Les PFAS se concentrent aussi dans les sites de traitement des déchets (ménagers et dangereux, eaux usées) – qui, souvent dépourvus d’équipement pour les filtrer, les rejettent tels quels dans l’environnement. L’homme les disperse aussi activement dans la nature par l’épandage de boues industrielles, de boues issues des stations d’épuration urbaine et de pesticides (plus d’une substance active sur dix aujourd’hui autorisée comme pesticide dans l’Union européenne est un PFAS, selon l’organisation PAN Europe).
Comment les humains sont-ils exposés aux PFAS ?
Les populations les plus exposées aux PFAS sont les employés des usines qui les fabriquent ou les utilisent, ainsi que les professionnels qui les manipulent, comme les pompiers avec les mousses anti-incendie. Dans le deuxième cercle : les riverains des « hot spots », les sites les plus contaminés.
Rejetés dans les eaux usées ou dispersés sur les sols, les PFAS polluent les nappes et les cours d’eau, et ainsi l’eau potable. Relâchés dans l’air, ils retombent sur les sols et la végétation alentour par l’intermédiaire des précipitations. En France et ailleurs, les autorités recommandent de ne pas utiliser l’eau des puits privés ou les eaux pluviales, et d’éviter la consommation des fruits et légumes des jardins, ainsi que des œufs, véritables concentrés de PFAS, dans un périmètre de 500 mètres autour des hot spots.
Pour les riverains comme pour la population générale, les aliments et l’eau constituent la principale source d’exposition aux PFAS. La consommation de produits de la mer semble en outre représenter un important facteur d’exposition. Viennent ensuite, dans une moindre mesure, le contact avec l’air, la poussière et les produits de consommation fabriqués à l’aide de PFAS ou emballés dans des matériaux qui en contiennent.
Peut-on se protéger des PFAS ?
Une réduction des apports par l’alimentation et l’eau permet de diminuer l’imprégnation des populations les plus exposées aux PFAS. Mais ces recommandations ne peuvent pas les stopper complètement. Pas plus qu’elles ne font baisser la charge corporelle accumulée au fil du temps dans chaque organisme.
Or, pour les PFAS, comme avant eux pour le plomb, l’amiante ou le bisphénol A, les valeurs limites déterminées par les autorités chutent au fil de la construction des connaissances scientifiques. En 2002, l’Etat américain de Virginie-Occidentale fixait la première limite maximale pour le PFOA dans l’eau potable à 150 000 nanogrammes par litre. Vingt ans plus tard, en juin 2022, l’Agence fédérale de protection environnementale américaine estimait qu’il ne fallait pas dépasser 0,004 nanogramme par litre pour prévenir tout effet sur la santé. Soit : moins que rien.
Seules des mesures collectives et à grande échelle peuvent avoir un impact sur la contamination généralisée de notre environnement. C’est pourquoi l’idée de « couper le robinet » par une interdiction de tous les PFAS a fait son chemin ces dernières années. L’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) estime que, si aucune mesure n’est prise, environ 4,4 millions de tonnes de PFAS seront émises dans l’environnement en Europe au cours des trente prochaines années.
Quelles mesures sont-elles prises par les pouvoirs publics ?
Anticipant les réglementations, les industriels ont progressivement remplacé les PFAS ultratoxiques dits « à chaîne longue » (6 à 14 atomes de carbone), par des PFAS « à chaîne courte »… qui se sont avérés aussi nocifs. Pour mettre fin à cette pratique de « substitution regrettable », quatre Etats membres de l’Union européenne (Allemagne, Danemark, Pays-Bas, Suède) ainsi que la Norvège ont développé un projet d’interdiction de toute la famille des PFAS.
Présentée le 7 février 2023 par l’ECHA, cette « restriction universelle » vise à interdire la fabrication, la mise sur le marché et l’utilisation de tous les PFAS au sein de l’Union européenne (UE). Si elle aboutissait, elle n’entrerait pas en vigueur avant 2026.
Elaborée dans le cadre du règlement européen Reach (Enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques), cette restriction prend appui sur le caractère hautement persistant de ces composés. Et si elle vise l’ensemble des PFAS (soit au moins 10 000), c’est aussi qu’il est matériellement impossible d’identifier ou de prédire les effets nocifs de chacun d’entre eux. Après le PFOS (acide perfluorooctanesulfonique) en 2009, d’autres PFAS ont été interdits, mais il faut souvent une décennie entière pour bannir un seul produit chimique.
Le projet de restriction a beau prévoir de longues périodes de transition, il est la cible d’une campagne de lobbying d’une rare intensité de la part des industriels.
Une enquête collaborative inédite sur les polluants éternels
Le Forever Lobbying Project est une enquête collaborative sur le véritable coût de la pollution du continent européen par les PFAS, et sur la campagne de lobbying et de désinformation des industriels pour éviter leur interdiction.
Coordonnée par Le Monde, l’enquête implique 46 journalistes et 29 partenaires médias dans 16 pays : la RTBF (Belgique) ; Denik Referendum (République tchèque) ; Investigative Reporting Denmark (Danemark) ; Yle (Finlande) ; France Télévisions (France) ; MIT Technology Review Germany, NDR, WDR et Süddeutsche Zeitung (Allemagne) ; Reporters United (Grèce) ; L’Espresso, Radar Magazine, Facta.eu et La Via libera (Italie) ; Investico, De Groene Amsterdammer et Het Financieele Dagblad (Pays-Bas) ; Klassekampen (Norvège) ; Ostro (Slovénie) ; DATADISTA/elDiario.es (Espagne) ; Sveriges Radio et Dagens ETC (Suède) ; SRF (Suisse) ; The Black Sea (Turquie) ; Watershed Investigations/The Guardian (Royaume-Uni), avec un partenariat éditorial avec Arena for Journalism in Europe, et en collaboration avec Corporate Europe Observatory, une organisation sentinelle de l’activité des lobbys à Bruxelles.
L’enquête s’appuie sur plus de 14 000 documents inédits sur les « polluants éternels », issus notamment de 184 demandes d’accès à l’information, dont 66 effectuées et partagées par Corporate Europe Observatory.
L’enquête a été accompagnée par un groupe d’experts de dix-huit chercheurs et juristes internationaux, prolongeant l’expérience pionière d’expert-reviewed journalism (« journalisme revu par les experts ») du Forever Pollution Project, notre première enquête sur les PFAS publiée en 2023.
Le projet a reçu le soutien financier du Pulitzer Center, de la Broad Reach Foundation, de Journalismfund Europe et d’IJ4EU.
Il existe un site consacré au projet : foreverpollution.eu.