Naima Jamal, une Ethiopienne de 20 ans, a les mains liées, accrochées au-dessus de sa tête à une chaîne qui descend du plafond. Vêtue d’une longue robe, enturbannée d’une pièce d’étoffe, elle semble attendre son supplice. Ses bourreaux, invisibles sur les images, aspergent d’abord son visage d’eau, comme pour l’empêcher de respirer, avant de la battre à coups de bâton. Elle crie maintes fois sa douleur. Au bout de quarante-trois secondes, la vidéo s’interrompt alors que la séance de torture semble se poursuivre.
Filmé dans une lugubre geôle du sud de la Libye, l’enregistrement, accompagné d’une photographie où l’on voit la jeune femme à genoux, ligotée et bâillonnée devant plusieurs dizaines d’hommes accroupis, têtes recroquevillées entre leurs jambes, a été envoyé à sa famille, restée en Ethiopie, dans le but d’obtenir une rançon contre sa libération. Les images, transmises ensuite à l’organisation de défense des droits des migrants Refugees in Libya, ont été diffusées par cette dernière, lundi 6 janvier, sur les réseaux sociaux.
Elles ont suscité une vive consternation dans un contexte où le sort réservé aux migrants en Libye, arrêtés, détenus dans des conditions atroces, violentés, torturés, extorqués et parfois revendus entre trafiquants d’être humains, est progressivement tombé dans l’oubli. En 2017, un reportage de la chaîne américaine CNN révélant l’existence d’un marché aux migrants réduits en esclavage près de Tripoli avait pourtant suscité de vives condamnations internationales.
« Telle est la réalité de la Libye aujourd’hui », a réagi David Yambio, le fondateur de Refugees in Libya, lui-même passé par les centres de détention libyens et aujourd’hui réfugié en Italie : « Ce n’est pas assez de qualifier de chaotique ou d’anarchique, ce serait trop gentil. La Libye est une machine construite pour réduire les corps noirs en poussière. Les ventes aux enchères d’aujourd’hui comportent les mêmes calculs froids que celles d’il y a des siècles : un homme réduit à la force de ses bras, une femme à la courbe de son dos, un enfant au potentiel de ses années. »
« Crimes contre l’humanité »
Selon les informations recueillies par Refugees in Libya auprès de sa famille, Naima Jamal, originaire de l’Oromia, une province éthiopienne en proie à des affrontements meurtriers entre milices communautaires, est arrivée dans la région de Koufra en mai 2024. Située dans le sud-est de la Libye, celle-ci est traversée par d’importantes routes transsahariennes reliant le Soudan et le Tchad à la Méditerranée. Depuis, « sa famille est soumise à d’énormes exigences de la part des trafiquants, dont les appels sont chargés de menaces et de cruauté, et dont les demandes de rançon augmentent au fil des semaines », explique l’organisation sur X, précisant que les ravisseurs réclament 6 000 dollars (environ 5 850 euros) pour sa libération.
Le cas de la jeune femme, détenue avec une cinquantaine de personnes qui seraient aussi dans l’attente du paiement d’une rançon, est loin d’être isolé. Depuis la chute de Mouammar Kadhafi, en 2011, la Libye est l’un des points majeurs de transit pour les migrants en route vers l’Europe. En 2023, le rapport d’une mission d’enquête indépendante mandatée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a conclu qu’« il y a des motifs raisonnables de croire que les migrants à travers la Libye sont victimes de crimes contre l’humanité et que des actes de meurtre, de disparition forcée, de torture, de réduction en esclavage, de violence sexuelle, de viol et d’autres actes inhumains sont commis dans le cadre de leur détention arbitraire ».
« Les migrants sont souvent détenus par les trafiquants directement après leur entrée en Libye dans de ce qu’on pourrait qualifier de centres de torture ou de prisons de trafiquants », observe Jérôme Tubiana, conseiller de l’ONG Médecins sans frontières (MSF) sur les questions de migration : « La pratique de la détention et de la torture contre rançon s’est systématisée depuis déjà une dizaine d’années. Entre 2016 et 2020, la plus grande partie de nos patients, surtout dans notre clinique de Beni Oualid [à 160 km au sud-est de Tripoli], étaient passés par ce système de torture contre rançon. »
De nombreux migrants sont morts en détention à cause de la torture. En mars 2024, une fosse commune contenant le corps de 65 personnes identifiées comme des migrants par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a été découverte dans le sud-ouest de la Libye. En plus des trafiquants, les migrants sont soumis aux violences de nombreuses institutions étatiques, notamment lors de leur détention après les interceptions en mer conduites par les gardes-côtes libyens, financés et équipés par l’Union européenne. Là aussi, ils sont contraints de payer pour être libérés.
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« Il y a une pratique généralisée de la demande de paiement qui nuit à la survie des migrants », regrette Jérôme Tubiana, espérant, sans y croire réellement, que le cas de Naima Jamal « pourra provoquer des changements ».