L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Des documentaires, il en existe de toutes sortes : enquête, carnet de voyage, home movie, cinéma direct, montage d’archives, etc. Mais sur le mélodrame ? Est-il permis au genre de jouer sur l’émotion sans rompre son pacte avec le réel ? C’est bien à une tâche acrobatique de cet ordre que s’est attelé Sébastien Lifshitz (Wild Side, 2004 ; Les Invisibles, 2012) avec Madame Hofmann, portrait de Sylvie Hofmann, infirmière cadre de l’hôpital Nord de Marseille qui a quarante ans de métier. A quelque temps de la retraite, celle-ci doit encore traverser la tourmente de la pandémie de Covid-19 et l’hypertension que cette dernière fait subir aux services de santé. Lifschitz l’a suivie sur le temps long, au fil des saisons.
Le film s’ouvre au plus fort de la crise sanitaire, pendant le premier confinement, au printemps 2020, sur ces vues, qui ont tant marqué les esprits, d’artères et de carrefours urbains désertés. Le coup de feu sur l’hôpital a laissé des traces sur Sylvie, qu’on découvre consultant pour une perte d’audition survenue à l’issue d’un AVC, façon, dit-elle plaisamment, de « fermer les écoutilles » après un pic de stress. Peu après, la voilà de retour au front, dans son service d’oncologie en surchauffe, coupe courte blonde arborée fièrement, masque réglementaire sur le visage, accent provençal parsemé de « peuchère », le regard ferme. Aux urgences du soin s’ajoutent le casse-tête des emplois du temps, les pénuries de matériel, les protocoles aberrants ayant fleuri dans la panique du Covid-19… La fatigue s’accumule. Et l’hôpital prend bientôt des airs d’ogre jaloux, qui envahit tout, déborde sur la vie privée et dévore jusqu’au temps de sommeil.
Imaginaire romanesque
Sébastien Lifschitz, qui a beaucoup travaillé sur des questions de transidentité (Bambi en 2013, Petite fille en 2020), revient à une veine plus locale de son cinéma, comme avec Adolescentes (2019), qui suivait deux amies lycéennes brivistes au-delà de l’année du bac. Ici ou là, le documentaire atteste d’une réalité, mais caresse aussi un imaginaire romanesque. Plusieurs traits de Madame Hofmann pointent ainsi vers le registre dramatique : recours au cadre panoramique, qui déploie le champ de vision, photographie dense, musique lyrique ouvrant les vannes de l’émotion. Jusqu’au montage pointilliste, qui donne au temps une dimension existentielle, accompagnant le personnage dans son devenir, c’est-à-dire à la retraite.
Sur Mme Hofmann, qu’il filme dans son quotidien – au travail, dans l’intimité – et parfois dans le cadre plus feutré d’un entretien face caméra, Lifschitz pose un regard conquis, enamouré. Le risque encouru était net : élever le personnage au rang d’icône, l’auréoler d’exemplarité. Certes, il n’est pas anodin que la situation de l’hôpital public soit ici ramenée aux seules dimensions d’un personnage sacrificiel, comme si la seule réponse à la crise de l’institution consistait en un dévouement sans bornes, une résolution à ne pas compter ses heures. Cependant, Lifschitz regarde son personnage à un autre niveau. Il reconnaît en elle l’envergure d’une héroïne tragique, dont la grande affaire serait le don des larmes.
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