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Peut-on imaginer ce que représente un avortement pour une mineure de 18 ans, dans la France de 1932 ? Les femmes sont alors très loin d’avoir obtenu ce droit, acquis en 1975, sans les conditions de gratuité et d’anonymat que l’on connaît aujourd’hui. Elles devront attendre près de cinquante ans de plus, le 8 mars 2024, pour le voir inscrit dans la Constitution. Quand Marguerite Duras avorte, c’est un délit pénal depuis 1923, jugé par des magistrats, plus sévères que ne l’étaient auparavant les jurés des cours d’assises. Sous Pétain, en juillet 1943, une femme est guillotinée à la prison de la Roquette pour avoir pratiqué vingt-trois avortements. Aujourd’hui encore, ce marqueur démocratique recule, même aux Etats-Unis.
Marguerite Donnadieu, née, en 1914, en Indochine, est devenue adulte dans un monde où les femmes sont sommées de repeupler la France, que la boucherie de la première guerre mondiale a laissée exsangue. Son père, fervent laïque et progressiste éclairé, est mort quand elle avait 7 ans. Sa mère, une catholique pratiquante du Nord, ne lui a pas appris grand-chose de la féminité. Elle a deux frères, pas de sœur, pas de grand-mère ni de tante ou de cousine, peu d’amies. Aucun modèle. Elle s’en inventera un, Anne-Marie Stretter, héroïne glamour et fantomatique de trois de ses livres et de trois de ses films. Ce personnage de fiction s’inspire d’une authentique femme de diplomate en Indochine, Elisabeth Striedter. Celle-ci, s’étant reconnue dans les romans de Duras, lui enverra une lettre qui n’attendait pas de réponse.
S’il est absurde de reprocher à une romancière de puiser dans son imaginaire, il n’est pas interdit de relever l’aplomb avec lequel elle « arrange » la réalité. Quand il s’agit de faits véniels, ou qu’elle considère comme tels car ils n’altèrent pas l’authenticité d’un personnage construit par ses soins, rétablir la vérité l’amuse.
L’écrivaine rit quand Bernard Pivot, dans son émission télévisée, « Apostrophes », lui demande, les sourcils en accent circonflexe, si sa mère a vraiment joué du piano pendant dix ans à l’Eden Cinéma, à Saïgon. « Ah non, ce n’est pas vrai, ça ! » Cette mère de papier, fruit d’une reconstruction, magnifiée par l’écriture, est peut-être le seul être acceptable à qui donner son amour. La « mère courage », pianiste de cinéma muet, quelle trouvaille… « Je mens, je dis la vérité », est une réplique que la scénariste Marguerite Duras écrit pour l’actrice Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour (1959), d’Alain Resnais. Sa devise.
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