C’est l’histoire d’une femme de 54 ans qui consulte dans un service d’ophtalmologie à Marseille car elle se plaint d’un œil rouge et douloureux depuis 24 heures, accompagné de nausées. Cette patiente déclare aux ophtalmologistes avoir eu un tatouage cornéen à visée esthétique un an auparavant. Elle avait en effet décidé de changer la couleur de ses yeux en ayant recours à la kératopigmentation, une technique chirurgicale qui permet de modifier la couleur des yeux de manière définitive, en plaçant des pigments dans l’épaisseur de la cornée.
Cette intervention, initialement destinée à restaurer certaines fonctions visuelles ou à limiter des symptômes invalidants, est aujourd’hui de plus en plus utilisée à des fins purement esthétiques.
Pour soulager des douleurs oculaires post-opératoires persistantes, cette patiente a décidé d’utiliser en auto-médication une pommade ophtalmique contenant un anti-inflammatoire (dexaméthasone, un corticoïde) et un antibiotique (oxytétracycline). Elle voit très mal de l’œil droit, ne percevant que les mouvements de la main. À gauche, l’acuité visuelle est de 7/10 avec correction, ce qui correspond à une vision relativement bonne, permettant notamment de lire des petits caractères.
L’œil droit présente un œdème cornéen entouré d’un tatouage bleu. Il existe une cataracte blanche totale : le cristallin, normalement transparent, est totalement opaque et blanc. La pression intraoculaire, qui se situe généralement entre 10 et 21 mmHg, est très élevée (37 mmHg). L’œil gauche montre aussi un tatouage cornéen, avec une cataracte débutante et une pression normale.
Cette patiente présente ce que l’on appelle une crise aiguë avec fermeture de l’angle de l’œil droit. En d’autres termes, l’humeur aqueuse, liquide présent à l’intérieur de l’œil, ne parvient plus à s’évacuer normalement, ce qui provoque une élévation brutale de la pression dans l’œil. Cette situation est douloureuse et constitue une urgence ophtalmologique. La crise est survenue à cause d’une cataracte très avancée (cataracte blanche), provoquée par l’usage prolongé de corticoïdes.
L’administration de quatre médicaments a permis de faire baisser la pression dans l’œil droit. Il a été suivi d’une intervention consistant à provoquer la désagrégation du cristallin par des ultrasons (phacoémulsification), avant de l’extraire et de le remplacer par un implant. En postopératoire, l’acuité visuelle de l’œil droit est remontée à 8/10 après correction et la tension oculaire s’est normalisée à 15 mmHg, indiquent Ruben Fitoussi (CHU Timone) et ses collègues du CHU Nord de Marseille dans un article publié en juin 2024 dans le Journal Français d’Ophtalmologie.
Ces ophtalmologistes font remarquer que l’automédication avec des corticoïdes peut entraîner des complications bien connues comme la cataracte, le glaucome ou encore une forme de décollement localisé de la rétine appelée choriopathie séreuse centrale. Or, à ce jour, aucun moyen efficace n’existe pour prévenir l’apparition d’une cataracte liée à une prise prolongée de corticoïdes. Le risque de survenue de ces effets indésirables varie selon la dose utilisée, la durée du traitement et la sensibilité propre à chaque personne. C’est la raison pour laquelle « aucune prescription de corticoïdes locaux ou généraux au long cours ne devrait se faire sans un examen réalisé par un ophtalmologiste ».
Ce cas clinique illustre le risque de complication pouvant survenir après un tatouage cornéen, ici lié à une automédication. Un autre point a été relevé par les ophtalmologistes marseillais : le changement de couleur observé après la chirurgie de la cataracte. La kératopigmentation, qui apparaissait auparavant verdâtre, a en effet retrouvé une teinte bleutée. Il n’est pas certain que le résultat corresponde aux attentes de la patiente, qui souhaitait changer la couleur de ses yeux.
Constatant l’essor de la kératopigmentation à des fins esthétiques depuis une dizaine d’années, l’Académie nationale de médecine vient de mettre en garde contre les possibles conséquences négatives de cette technique chirurgicale à court, moyen, mais aussi long terme, en raison du recul limité.
Dans un communiqué diffusé le 18 juin 2025, l’Académie nationale de médecine souligne « l’importance qu’un document d’information préalable soit remis aux demandeurs, établi par les sociétés savantes concernées, précisant les conséquences et les risques de cette technique de changement de la couleur des yeux à visée purement esthétique ».
L’institution insiste : « Les personnes qui y ont recours doivent être absolument informées », tout en soulignant « les risques des prises en charge à l’étranger, à des tarifs attractifs, mais sans garantie des compétences des praticiens, donc de bonne qualité de la prise en charge, avec une possibilité accrue de complications ».
Même si une asepsie rigoureuse pendant l’intervention et une bonne observance des consignes après l’opération permettent de prévenir les infections de la cornée, la kératopigmentation, comme toute chirurgie cornéenne, peut entraîner certains effets indésirables. Parmi eux : sécheresse oculaire, éblouissements, ou à long terme, perte de transparence de la cornée liée à la diminution progressive des cellules endothéliales.
Par ailleurs, la kératopigmentation consiste à colorer une partie de la cornée pour imiter un iris et créer une pupille artificielle. Mais contrairement à une vraie pupille, qui peut se dilater ou se contracter, la pupille « créée » par la kératopigmentation a un diamètre fixe. Cela peut gêner l’analyse des structures intraoculaires lors des examens ophtalmologiques ultérieurs et compliquer le traitement d’éventuelles lésions, notamment en périphérie de la rétine.
L’Académie de médecine déplore enfin l’essor de la kératopigmentation à visée purement esthétique, alors que de nombreuses personnes ont déjà du mal à obtenir un rendez-vous en
consultation ophtalmologique classique.
Injecter un pigment en utilisant un laser femtoseconde
Aujourd’hui, la kératopigmentation est un acte de chirurgie mini-invasive qui consiste à créer un tunnel circulaire dans l’épaisseur de la cornée à l’aide d’un laser femtoseconde, puis à y injecter un pigment.
Initialement développée à visée thérapeutique pour la reconstruction d’iris traumatisés, cette technique est désormais également utilisée à des fins esthétiques. Elle permet de corriger certains troubles visuels ou d’atténuer des symptômes invalidants, notamment dans des affections rares. Par exemple, chez les patients atteints d’albinisme, l’iris très clair provoque une photophobie sévère : la teinte partielle de la cornée réduit cette sensibilité lumineuse. En cas d’aniridie (absence congénitale de l’iris), la kératopigmentation limite l’éblouissement et améliore la vision. Elle constitue une solution thérapeutique validée pour des défauts anatomiques de l’iris ou une diplopie réfractaire (vision double résistante aux traitements).
« L’intervention de kératopigmentation est effectuée dans un bloc opératoire de chirurgie ophtalmologique sous stricte asepsie, sans nécessité d’hospitalisation et après instillation d’un collyre anesthésiant. Le laser femtoseconde, qui équipe les centres d’ophtalmologie faisant de la chirurgie des troubles de la vision, permet de créer un tunnel annulaire dans l’épaisseur de la cornée. Le pigment biocompatible stérile, de la couleur choisie par le sujet, est alors injecté dans ce tunnel. Aucune suture n’est nécessaire. Un collyre antibiotique est instillé et, dans les suites, il est demandé aux sujets d’éviter de recevoir de l’eau dans les yeux pendant un mois », précise l’Académie nationale de médecine.
La méthode consistant à utiliser un laser femtoseconde pour créer un tunnel circulaire dans l’épaisseur de la cornée a été décrite pour la première fois en 2015 à des fins esthétiques. Depuis, cette technique a suscité un intérêt croissant, notamment pour modifier la couleur des yeux chez des personnes ne présentant aucune pathologie oculaire. Elle a d’abord été proposée en Espagne, puis dans d’autres pays, notamment en France et aux États-Unis.
Parmi les complications liées à la kératopigmentation, on peut citer la perforation de la cornée (devenue rare avec l’utilisation du laser femtoseconde), l’infection bactérienne, la néovascularisation cornéenne (formation de nouveaux vaisseaux sanguins anormaux), la réaction allergique ou toxique au pigment, la migration du pigment vers la conjonctive ou la
chambre antérieure en cas de procédure mal réalisée, ainsi que des modifications ou une
décoloration de la teinte.
Il peut parfois survenir des complications fonctionnelles, telles que la limitation du champ visuel (rapportée dans environ 4 % des cas selon les séries récentes) ou une sensibilité accrue à la lumière (jusqu’à 30 à 49 % des patients en post-opératoire immédiat, généralement transitoire).Enfin, dans la mesure où certains pigments contiennent des composés métalliques, un risque existe en cas de réalisation d’une imagerie par résonance magnétique (IRM).
Les problèmes liés aux pigments semblent moins fréquents avec les pigments minéraux micronisés de troisième génération, comparés à ceux utilisés auparavant, tels que l’encre de Chine, les pigments uvéaux animaux, le chlorure de platine ou la suie.
Le tatouage cornéen, pratiqué depuis près de deux millénaires
Peu de gens le savent, mais le tatouage cornéen est la plus ancienne méthode connue pour modifier la couleur des yeux. Cette technique remonte à l’époque de Galien, médecin grec de l’Antiquité exerçant à Pergame puis à Rome, qui, dès l’an 150, aurait tenté de masquer une opacité cornéenne en appliquant des pigments après avoir cautérisé la surface de la cornée. Aétios d’Amida, autre médecin grec vers l’an 450, a également utilisé cette méthode. Tous deux cherchaient à dissimuler un leucome, c’est-à-dire une cicatrice blanche et opaque de la cornée
résultant d’un traumatisme ou d’une infection. La procédure consistait à cautériser la cornée à l’aide d’un stylet chauffé, puis à appliquer des poudres colorantes telles que de la noix de galle (excroissance produite sur certains végétaux), du fer, du sulfate de cuivre, ou encore de l’écorce de grenade mélangée à un sel de cuivre, afin de teindre la cornée et d’atténuer l’aspect inesthétique du leucome.
Ce n’est que bien plus tard, en 1869, que le Français Louis Von Wecker, à Orléans, a perfectionné la méthode en appliquant de l’encre de Chine sur la cornée et en l’injectant à l’aide d’une fine aiguille rainurée. Cette innovation marque le véritable début de la kératopigmentation moderne.