« Je ne sais pas de quoi demain sera fait. » Cette phrase qui surgit au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt est répétée en boucle dès le prologue de Pessoa. Since I’ve Been Me. Originaire du Texas, le metteur en scène Robert Wilson a beau avoir créé son spectacle au printemps en Italie, il vient d’être rattrapé par l’actualité de son pays natal. Joué à Paris à la veille de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, Pessoa est un chant prophétique qui célèbre ce qui, aux USA, est plus que jamais menacé : la fantaisie, la poésie, la création, la liberté.
Certains diront que Wilson fait une fois de plus du Wilson. Pas faux. Et quand bien même ? Sans remonter aux années 1970 et aux chefs-d’œuvre de l’artiste, Le Regard du sourd et Einstein on the Beach, le public qui découvrira son travail fera l’expérience impériale de la beauté. Son déferlement est inarrêtable : images, musiques, acteurs, textes de l’écrivain portugais Fernando Pessoa (1888-1935).
Découpés au scalpel, les tableaux qui se suivent transportent, sidèrent et troublent en générant un flot de sensations. Cyclos de couleurs qui montent et descendent en fond de scène, rampe lumineuse aveuglante, postures et gestes stylisés des interprètes, ballet crépusculaire de cyprès, lunes rouges, bestiaire chimérique, cale engloutie d’un navire : tout ce qui compose l’alphabet wilsonien est présent.
Lâcher-prise
Ce spectacle puise sa matière et sa raison d’être dans l’œuvre de Pessoa, poète qui a soustrait les mots au carcan de la rationalité. « Défaites-vous de cette habitude puérile de demander leur sens aux mots et aux choses. Rien n’a de sens », écrivait l’homme qui n’a cessé de s’inventer des doubles. Plus de 70 hétéronymes grâce auxquels il démultipliait ses perceptions du monde. Parmi ceux-ci, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Ricardo Reis ou encore Bernardo Soares dont les fictions (Le Gardeur de troupeaux, Lettre à la fiancée, Poèmes païens, etc.) forment la trame textuelle d’une pièce où les regards courent du plateau aux surtitrages projetés sur trois écrans (à cour, à jardin, en hauteur).
Inutile de tenter de tout lire, et encore moins d’assimiler les paroles de comédiens qui s’expriment en français, en italien, en anglais ou en portugais. Si quelques phrases subjuguent au point qu’on voudrait s’en souvenir pour toujours, beaucoup échappent à l’entendement. L’essentiel n’est pas de comprendre mais de ressentir. « Qui nous dit, à vous comme à moi, que je n’écris pas des symboles faits pour être compris des dieux ? », interrogera, en conclusion, l’auteur qu’incarne, chapeau sur la tête, fine moustache et lunettes cerclées de fer, l’actrice Maria de Medeiros.
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