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« Pipeline », de Rachel M. Cholz, Seuil, 222 p., 19 €, numérique 14 €.
Aux va-t-en-guerre littéraires qui désirent prendre le pouls de la littérature féminine francophone actuelle, je conseillerais de se faire parachuter en Belgique : Bruxelles, Liège ou Namur. Ils mettront ainsi le doigt moins sur un battement sage, un poumpoum sécurisant, que sur un grondement sourd, tempo de plomb, cadence violente et syncope arythmique, qui ébranlent les livres de Caroline de Mulder (Manger Bambi et La Pouponnière d’Himmler, Gallimard, 2021 et 2024), de Charlotte Bourlard (L’Apparence du vivant, Inculte, 2022) ou de la nouvelle venue : Rachel M. Cholz.
Naissance en 1991, l’année de la guerre du Golfe et de l’embrasement stratégique des puits de pétrole koweïtiens, d’une plume « hors barrière ». Vidéaste et scénographe œuvrant entre Suisse et Belgique, elle s’invite à la table en y posant, brusquement et sans trembler, le jerrican vermillon cradingue qui sert d’emblème à son redoutable premier roman, Pipeline, « oléoduc » en français. Une canalisation qui, de page en page, ne charrie pas que de l’essence sous pression, nectar poisseux et fructueux, mais où transitent aussi du sang malade, du sperme, de la sueur triste et des larmes. Fluides de la narratrice anonyme, dont « le cœur tapine » et dont on ne perdra pas un mot, d’Alix, son compère nocturne, et de toute une déclinaison de figures atroces et carnavalesques de siphonneurs de réservoirs et de trafiquants de carburants, de mafieux et de top-modèles ondoyants, de garagistes marlous et de squatteurs de la fin de temps.
L’histoire, où les plus siphonnés ne sont pas les camions et autres SUV, a l’efficacité d’un plein aux heures creuses. Soit l’Europe, qui ne marche qu’au pétrole. Soit le pétrole, qui s’amuse à grimper, lentement, calmement, passant, entre la page 70 et la page 171, de 1,99 à 2,60 euros le litre. Une grimpette véloce du tarif des hydrocarbures qui fait de chaque véhicule roulant un coffre-fort à ciel ouvert, générant un trafic incessant où il n’y a qu’à dégainer son tuyau en caoutchouc et aspirer à bouche que veux-tu pour assurer ses fins de mois.
Ce que font nos galapiats, qui commencent modeste en vampirisant à la main des machines de chantier ensommeillées, véhicules, certes, de bon tonnage. Mais tout arrive, et surtout le grand soir, la nuit d’entre les nuits, celle où Alix, ce furet, met la main sur l’aorte mère, l’artère majeure, le grand conduit, celui par où passe le flux colosse, l’or noir en fusion : « un énorme pipeline de trente centimètres de diamètre » qui a le bon goût de relier la raffinerie Vitol à un dépôt de stockage. Un eldorado forestier et secret où sprintent près de 35 000 barils par jour et dont il est vital de gérer le débit et de museler les ardeurs, évitant que ne gicle au ciel et ne vous inonde le sombre pactole.
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