La première fois que j’ai entendu parler de Roger Caillois (1913-1978), de cet écrivain inclassable et quelque peu délaissé aujourd’hui, j’étais lycéenne. Sa passion pour les pierres avait été évoquée par ma professeure de lettres. Sur mon cahier, j’avais orthographié son nom « Kaiwa ». Pour moi, un intellectuel aussi absorbé dans la contemplation des cailloux ne pouvait qu’être japonais. Deux ans plus tard, j’ai dû étudier Saint-John Perse et j’ai retrouvé Caillois. Il avait perdu sa dimension nippone mais gardé quelque chose d’exotique. Sa Poétique de Saint-John Perse (1954) m’avait aidée à ne pas limiter ma connaissance du poète aux vers déclamés par Christian Clavier, fesses à l’air, dans Les Bronzés. Ainsi qu’à l’aimer.
Je l’ai ensuite croisé de temps à autre, sur des sujets variés. Caillois n’arrive jamais quand on l’attend ; c’est aussi le cas de Droopy ou de l’Inquisition (cette dernière est, au pluriel, le titre d’une éphémère revue qu’il fonda en 1936). C’est en m’intéressant aux faits divers que j’ai découvert sa « Sociologie du bourreau », rédigée en 1939, après la mort d’Anatole Deibler, un célèbre exécuteur (il a, notamment, coupé la tête de Landru).
Figure mythique
Même si l’article fut écrit à l’occasion de la mort de Deibler, le thème n’était pas tout à fait étranger à notre auteur : lors d’un projet trouble et flou de sacrifice humain imaginé par Georges Bataille, il semblerait que le rôle du bourreau ait été (à son corps défendant ?) dévolu au jeune Caillois.
Sa sociologie du bourreau part d’un constat : au lendemain du décès de Deibler, les journaux sont fascinés. Ils ne cessent d’insister sur l’opposition entre la fonction et le caractère de l’exécuteur : à la ville, c’est un homme prudent, serviable qui aime promener son petit chien et cultiver ses roses. Si l’homme est simple, sa mort est, quant à elle, troublante : Deibler meurt subitement en allant donner la mort dans sa ville natale. Cette figure mythique, dans la société comme dans nos imaginaires, ne pouvait avoir une mort banale.
Pour Caillois, cet homme de la souillure, de l’ombre, de la mort est une sorte de double antithétique du souverain, personnage le plus honoré de l’Etat. Tous les deux, d’ailleurs, sont intouchables et issus de dynasties. Et ce n’est pas un hasard si, pendant la Révolution, la déchéance du roi correspondit à la promotion du bourreau. De fait, ils « assurent de concert la cohésion de la société ». Non seulement dans le passé mais encore à la veille de la seconde guerre mondiale.
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