« Soumission chimique » : l’expression s’est imposée dans le débat public, à la faveur du procès des viols de Mazan. Avec une autre : « errance médicale ». Car durant les presque dix années du calvaire de Gisèle Pelicot, violée par son mari et des dizaines d’hommes après avoir été droguée aux anxiolytiques, des signes et symptômes cliniques avaient bien été identifiés – des pertes de mémoire, des « absences », des problèmes gynécologiques… Sans que le « puzzle » menant à un repérage des agressions sexuelles dont elle était la victime ne parvienne à être reconstitué.
Au-delà de la gravité des faits, et de l’émotion qu’ils suscitent, l’affaire vient interroger le rôle des médecins, vigie essentielle face à ce type de violences. Mais « comment penser à l’impensable ? » : la question est posée, en ces termes, par des médecins généralistes, ces médecins de famille les plus proches de leurs patients, qui ne cachent pas leur méconnaissance fréquente de ce type de violences.
« Bien sûr qu’on est interpellé par cette affaire, mais la fonction de repérage qui nous est assignée n’est pas simple, rapporte Emeline Pasdeloup, coresponsable, au sein du Collège de médecine générale, d’un groupe de travail sur la question formé il y a un an. On est à la frontière de deux sujets délicats à aborder en consultation, celui de la santé sexuelle et celui des violences. » C’est encore plus compliqué, ajoute cette jeune généraliste exerçant dans le Loiret, « quand la patiente ne vient pas pour ça, ou quand elle vient accompagnée de son époux » – un cas de figure fréquent.
Amnésie totale ou partielle
Au manque de formation des professionnels s’ajoute la complexité du phénomène : la soumission chimique, définie par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) comme l’« administration à des fins criminelles (viols, actes de pédophilie) ou délictuelles (violences volontaires, vols) de substances psychoactives à l’insu de la victime, ou sous la menace », a cette particularité de plonger nombre de victimes dans une amnésie totale ou partielle.
Combien sont-elles ? L’estimation est très difficile. Durant l’année 2022, selon les données du réseau national d’addictovigilance, recueillies par l’intermédiaire des services de médecine légale, des laboratoires de toxicologie, des services d’urgences, de police… 1 229 « agressions facilitées par les substances » ont été retenues à l’ANSM. Parmi elles, 97 renvoient à des cas de soumissions chimiques « vraisemblables », 346 à des cas dits « de vulnérabilité » chimique (induits par la consommation « volontaire » de substances) et 786 à des soumissions « possibles ». Le centre d’addictovigilance de Paris, qui coordonne depuis vingt ans cette enquête nationale annuelle, parle d’une augmentation « exponentielle », à mettre en lien avec la libération de la parole sur les réseaux sociaux.
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