Graeme Park n’avait pas prévu d’être sentimental. Mais, parfois, il suffit d’une façade en brique rouge pour descendre au fond de sa mémoire. L’ancien DJ de 61 ans se tient devant The Haçienda Apartments, au 11-15 Whitworth Street, à Manchester, un grand immeuble de standing qui a remplacé The Haçienda, club légendaire qui a marqué l’Angleterre, de 1982 à 1997. Un sourire illumine son visage. « J’ai l’impression que l’énergie est restée dans ce lieu », lance Graeme Park en réajustant ses lunettes à monture épaisse et sa casquette ornée d’un smiley.
Cet ancien disquaire, qui a été le meilleur ambassadeur européen de la musique électro, de l’acid house en particulier, au début des années 1990, décrit les images qui crépitent soudain dans son cerveau. La descente du taxi où, à peine avait-il posé une basket sur le bitume, qu’il se voyait accueilli comme une star par des centaines de gamins : « Hey Parky ! On n’a pas de place pour The Haçienda. Fais-nous passer par la porte de service. Promis, on te paye une pinte ! »
Un raz de marée humain qui, dès l’ouverture des portes, à 21 heures précises, déferlait sur le dancefloor. « La plupart avaient gobé leur pilule d’ecstasy dans la queue. » Les boniments à utiliser pour ne pas se faire prendre la tête par les dealeurs et les hooligans en maraude dans le quartier. Et ces milliers de corps en mouvement, dans les fumées mêlées aux lumières des lasers et des stroboscopes.
Un héritage vivant
Sur les décombres de l’utopie Haçienda, un bâtiment moderne est sorti de terre en 2002, cinq ans seulement après la liquidation judiciaire et la destruction de la discothèque phare de Manchester, la grande ville du nord de l’Angleterre. En suivant la façade extérieure de l’immeuble qui donne sur le canal Rochdale, des plaques recouvertes de graffitis rembobinent les quinze années du club.
En 2016, Graeme Park et son complice de toujours, l’ex-DJ Mike Pickering, ont eu l’idée folle de faire réinterpréter les classiques de l’acid house par l’orchestre de musique de chambre Manchester Camerata. En jetant un coup d’œil en direction du parking de The Haçienda Apartments, dont les colonnes ont été repeintes aux couleurs de la boîte de nuit, du jaune strié de noir, Graeme Park sourit. Qu’une boîte de nuit ait réussi à transformer une Manchester grise et ravagée par la désindustrialisation en « Madchester », capitale mondiale des noctambules, tient du miracle.
« Ici, c’est Manchester, et, ici, nous ne faisons pas les choses comme les autres » : aujourd’hui, on retrouve cette synthèse de l’esprit local sur des mugs et des badges chez les marchands de souvenirs du très branché Northern Quarter. Avant de devenir la devise de la ville, le slogan a été prononcé par Anthony H. Wilson, dit Tony Wilson (décédé en 2007), créateur du label Factory Records et expert en éloquence, enthousiasme et expériences improbables. Son nom fait partie du patrimoine de Manchester au même titre que les suffragettes, les philosophes allemands Karl Marx et Friedrich Engels théorisant le soulèvement du prolétariat dans les pubs de la ville, le footballeur Eric Cantona ou encore l’auteur d’Orange mécanique, Anthony Burgess.
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