Les peines sont d’une sévérité inédite depuis la chute de Zine El-Abidine Ben Ali, l’ancien dictateur tunisien, renversé en janvier 2011. Mercredi 5 février, la deuxième chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis a condamné à vingt-deux ans de réclusion criminelle Rached Ghannouchi, 83 ans, leader historique du parti islamo-conservateur Ennahda, dans l’affaire dite « Instalingo », un dossier de complot impliquant plusieurs figures politiques, sécuritaires et médiatiques. L’ancien président du Parlement avait déjà écopé d’un an d’emprisonnement pour avoir traité les policiers de « tyrans », puis de trois ans ferme pour trois ans de prison pour financement étranger illicite, en mai 2023 puis février 2024.
Son gendre, Rafik Abdessalem, et sa fille, Soumaya Ghannouchi, en fuite à l’étranger, ont également été condamnés, mercredi 5 février, par contumace à respectivement trente-quatre et vingt-cinq ans de prison. La journaliste Chadha Haj Mbarek, détenue depuis juillet 2023, a quant à elle écopé de cinq ans d’emprisonnement. Des peines allant de six à quinze ans de prison ferme ont également été prononcées contre d’anciens cadres sécuritaires.
Parmi la quarantaine d’accusés figurait également l’ancien chef du gouvernement Hichem Mechichi, démis de ses fonctions le 25 juillet 2021 à la suite du coup de force du président Kaïs Saïed. Condamné à trente-cinq ans de prison par contumace, il avait quitté le pays peu après sa destitution.
Cette salve de verdicts intervient dans un contexte de répression accrue des opposants et des voix critiques en Tunisie. Depuis le 25 juillet 2021, des dizaines d’opposants ont été incarcérés, accusés de complot contre la sûreté de l’Etat, de corruption ou de blanchiment d’argent. D’autres, parmi lesquels d’anciens hauts fonctionnaires, des membres des forces de sécurité, des militants, des avocats, des juges et des journalistes, font l’objet de poursuites judiciaires, sont interdits de voyage ou ont été contraints à l’exil.
« Aucune preuve »
« Nous nous attendions à des condamnations au vu des accusations portées contre les prévenus, mais nous ne pensions pas que les peines seraient aussi lourdes, a réagi l’avocat Mokhtar Jemai, membre du collectif de défense des accusés dans l’affaire d’« Instalingo ». C’est une affaire purement politique, avec une justice aux ordres. » « Dans l’histoire de la Tunisie, les opposants ont souvent été accusés de complot, mais il n’existe aucune preuve dans ce dossier pour étayer ces accusations, et aucun lien n’a été établi entre les prévenus », a-t-il ajouté.
L’affaire remonte à septembre 2021, lorsque les autorités tunisiennes ont perquisitionné les locaux de la société Instalingo spécialisée dans la production de contenus numériques, située à Kalaa Kebira, dans le gouvernorat de Sousse. Les services de sécurité soupçonnaient alors l’entreprise de manipulation de l’opinion publique via les réseaux sociaux et de blanchiment d’argent. L’enquête s’est ensuite élargie à plusieurs personnalités politiques et médiatiques, accusées d’atteinte à la sûreté de l’Etat, de tentative de modification du régime, d’incitation à la violence, d’offense contre le chef de l’Etat et de blanchiment d’argent. Elles encouraient la peine de mort.
« Ils n’ont pas pu les impliquer dans d’autres dossiers, alors ils les ont rassemblés dans cette affaire », estime Kaouther Ferjani, dont le père, Saïd Ferjani, dirigeant d’Ennahda emprisonné depuis février 2023, a été condamné à treize ans d’emprisonnement. « Le dossier ne repose que sur des spéculations, sans preuve. Ils n’ont même pas tenté d’en fabriquer. C’est absurde. Peu importe la sévérité des peines, tout cela est politique. A mon avis, ils ne pourront sortir qu’avec un changement de régime », a-t-elle ajouté.
Fermeture du siège et des bureaux d’Ennahda en Tunisie
Saïd Ferjani, déjà emprisonné en 1987 sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, avait été torturé avant de s’exiler au Royaume-Uni. Il était retourné en Tunisie après la fuite du dictateur en janvier 2011. « Quand il est rentré, il avait juré de ne plus quitter le pays. Il a refusé de partir après le coup d’Etat de Kaïs Saïed et, aujourd’hui, il se retrouve en prison à 70 ans », regrette sa fille.
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Le parti Ennahda, principale cible du régime, affirme qu’une cinquantaine de ses cadres ont été arrêtés. Parmi eux figurent Ali Larayedh, ancien premier ministre et vice-président du mouvement, placé en détention en décembre 2022, ainsi que Noureddine Bhiri, ancien ministre de la justice, arrêté en février 2023.
En avril 2023, le régime de Kaïs Saïed a renforcé sa répression en arrêtant Rached Ghannouchi. Comme de nombreux autres opposants, ce dernier est accusé de complot contre la sûreté de l’Etat. Dans le même temps, le ministère de l’intérieur a ordonné la fermeture du siège et des bureaux d’Ennahda en Tunisie, tandis que les comptes bancaires du mouvement ont été gelés.
En septembre 2024, à l’approche de l’élection présidentielle du 6 octobre, qui a vu la réélection de Kaïs Saïed avec plus de 90 % des suffrages exprimés, Ennahda a également dénoncé l’arrestation d’une centaine de militants, de cadres régionaux et de sympathisants.