« Un très bon fertilisant » : à Paris, l’urine des employés de l’Agence spatiale européenne devient… de l’engrais

• À Paris, l’Agence spatiale européenne a adopté les toilettes à séparation élaborées par Vuna Nexus, une entreprise suisse.
• Elles permettent de collecter les urines à part, puis de les traiter et de les dépolluer sur place : de ces « eaux jaunes » nait un engrais naturel.
• Des projets similaires sont en cours de développement à Paris, dans le quartier Saint-Vincent de Paul, et sur le plateau de Saclay.

Et si l’on vous disait qu’il était possible de faire pousser vos plants de salades grâce un engrais naturel, sans substance chimique ni produit de synthèse, élaboré à partir de… votre urine ? « Certaines personnes font une mine de dégoût quand on leur dit que leur urine va permettre de faire pousser des plantes comestibles, admet Nadège de Chambrier, mais quand on leur explique le processus, elles sont en général intéressées. »

Ingénieure en environnement chez VunaNexus, une entreprise suisse pionnière dans la valorisation de ces « eaux jaunes« , la trentenaire s’improvise guide dans les couloirs de l’Agence spatiale européenne (ESA), dans le 15e arrondissement de Paris. Direction… les toilettes. Drôle d’endroit pour une visite.

Le même principe que celui de la théière

C’est pourtant le fond de la cuvette que Nadège de Chambrier désigne de la main, invitant les visiteurs présents à pencher la tête pour mieux apercevoir le détail qui font de ces toilettes des installations innovantes. 

Le principe est simple, puisqu’il s’agit de celui de la théière. « Quand on utilise une théière, l’eau coule le long de la paroi jusqu’au bec, sans se répandre à l’intérieur de la théière, explique l’ingénieure suisse. Dans cette cuvette, c’est le même système, sauf que c’est l’urine qui coule le long de la paroi pour être collectée. » La séparation est quasi invisible et la chasse d’eau passe au-dessus.

« Pour l’utilisateur, il n’y a aucune différence avec des toilettes classiques, explique encore Nadège de Chambrier. La seule différence réside dans le nettoyage, qui demande des produits adaptés. » Rien de contraignant néanmoins : du simple vinaigre blanc, très économique, peut par exemple suffire. Il faudra cependant oublier l’eau de javel afin de ne pas détériorer le revêtement. 

Un choix « vert » pour l’Agence spatiale européenne

C’est à l’occasion de gros travaux de rénovation que l’Agence spatiale européenne a décidé d’adopter cette solution innovante. Une démarche en adéquation avec la vie des astronautes sur la station spatiale internationale : ces derniers boivent l’eau issue de leur urine depuis 2009.

Dans les locaux parisiens de l’agence spatiale européenne, 75 toilettes à séparation d’urine ont donc été installées, dont 70 sont déjà connectées au réseau. Après avoir été ainsi séparés, les fluides empruntent une tuyauterie spécifique, direction un local technique situé au sous-sol du bâtiment. 

Du charbon actif pour piéger les micropolluants

Là, les urines sont recueillies dans une grande cuve de plastique, fermée à l’aide d’un bouchon vissé. Ces eaux jaunes sont ensuite traitées pour être purifiées.

« On va ajouter dans un premier bac des bonnes bactéries qui vont transformer l’ammonium de l’urine – ce qui lui donne son odeur spécifique – en nitrate », explique l’ingénieure, avec, en bruit de fond, les liquides qui circulent dans les tuyaux métalliques, telle une chasse d’eau géante. Effectivement, une fois le bac ouvert, l’odeur d’urine si caractéristique a bel et bien disparu.

Le liquide est ensuite traité dans une autre cuve à l’aide de charbon actif : les micropolluants, tels que les hormones ou les résidus médicamenteux que l’on retrouve dans les urines, sont piégés par le charbon. L’urine en est débarrassée, et le charbon est ensuite incinéré à haute température. 

« Traiter les urines à la source de cette façon est la seule manière de les dépolluer, explique Nadège de Chambrier. Leur traitement classique en station d’épuration libère les micropolluants dans la nature. » L’ingénieure cite en exemple un lac situé près d’une station dans lequel les chercheurs ont constaté une présence importante de poissons de sexe féminin en raison de la présence d’hormones féminines issues des urines.

Une personne peut fertiliser… deux terrains de tennis par an

Dans la même pièce, au sous-sol de l’ESA, l’urine subit enfin un processus de distillation : elle est chauffée pour supprimer les pathogènes et concentrer les nutriments. À la sortie de ce dernier bac coule le fameux liquide qui va être utilisé en engrais, baptisé Aurin. 

« Avec 500 litres d’urine, soit la quantité d’urine produite par une personne par an, on obtient 35 litres d’Aurin« , décrit Nadège, précisant que l’on récupère aussi 465 litres d’eau nettoyée. L’urine annuelle d’une personne peut fertiliser 500 mètres carrés de surface, soit l’équivalent de deux terrains de tennis.

Le liquide, clair, sent l’humus, et peut être utilisé sur toutes les plantes, y compris les plantes comestibles. « Notre engrais est garanti sans substance chimique, insiste Nadège de Chambrier. L’urine est un très bon fertilisant : elle renferme les principaux éléments nutritifs dont les plantes ont besoin, tels que l’azote, le phosphore, le potassium ainsi que des oligo-éléments comme le bore, le fer ou le zinc. Et réutiliser notre urine pour faire pousser des plantes permet de boucler la boucle. » Et bien sûr, d’échapper à toutes les problématiques liées aux pesticides (contamination des nappes phréatiques, pathologies associées, etc).

10 à 12 euros la bouteille

En Suisse, Aurin est déjà vendu aux particuliers et aux exploitants de grands terrains. À Paris, l’ESA proposera bientôt des bouteilles d’engrais dans sa boutique. Mais à ce stade, et en attendant une mise à l’échelle, le prix reste élevé : 10 à 12 euros la bouteille, contre environ 6 euros pour un engrais conventionnel non bio.

Des projets similaires sont en cours de développement dans l’éco-quartier Saint-Vincent de Paul à Paris, où les habitants verront ce type de système installé dans leur logement, mais aussi sur le plateau de Saclay. Des installations qui nécessitent de la pédagogie auprès des futurs utilisateurs. Car au-delà de l’innovation technologique, Aurin pose une question culturelle, celle de notre rapport aux déchets organiques.

Porté par l’École nationale des ponts et chaussées, le programme de recherche OCAPI, pour « Organisation des cycles azote et phosphore dans les territoires », travaillé depuis dix ans sur ces sujets, leur déploiement dans les territoires et leur acceptation par la population. 

Ainsi, à Châtillon, raconte la designeuse Louise Raguet, membre du programme, des Français bénévoles collectent leurs urines dans des bidons spécifiques et les transportent jusqu’aux fermes voisines pour qu’elles soient utilisées comme fertilisants.

« Il s’agit de réinventer la façon dont on fait pipi à la maison, explique Louise Raguet. Quand il s’agit de personnes volontaires, c’est facile. Mais quand, demain, ça sera installé à plus large échelle au sein d’un quartier, alors que les habitants ne l’ont pas forcément choisi, il y a un travail de pédagogie à mener. » Objectif : créer une boucle circulaire et vertueuse.