- Des internautes assurent que le gouvernement aurait confié la mission de « surveiller » les Français sur les réseaux sociaux à une société américaine.
- En réalité, une mission de « social listening » a bien été confiée à un prestataire luxembourgeois récemment racheté par une entreprise canadienne.
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L’info passée au crible des Vérificateurs
Dans une publication sur X (nouvelle fenêtre), datée du 16 juin, un internaute s’alarme. Il affirme que « Matignon a confié à une société américaine, Talkwalker, la mission de surveiller les Français sur les réseaux sociaux, en collectant massivement toutes les publications exprimant une opinion politique. »
L’auteur de la publication s’inquiète de la nationalité du prestataire. Car, selon lui, « toute entreprise ayant son siège aux États-Unis a l’obligation de coopérer avec la communauté du renseignement et de transmettre et de donner accès à toute donnée susceptible de l’intéresser. »
L’équipe des Vérificateurs s’est penchée sur la nature de cette mission et ce qu’implique la nationalité du prestataire choisi.
Qu’est-ce que le « social listening »?
Matignon va-t-il réellement surveiller les internautes français sur les réseaux sociaux ? Nous sommes remontés à l’origine de cette rumeur (nouvelle fenêtre)en ligne (nouvelle fenêtre). Elle s’appuie sur l’annonce de l’attribution d’une mission de veille numérique pour plusieurs ministères à la société Talkwalker (nouvelle fenêtre) au printemps 2025. Cette mission de « social listening »
(« écoute sociale » en anglais, ndr) n’a rien de nouveau et s’inscrit dans une tradition de récolte de l’opinion publique pour l’État.
« Depuis les années 1930, il était possible de diligenter des enquêtes par sondage. Le
social listening est apparu dans les années 2000, quand les entreprises se sont dites que ce serait une autre manière de savoir ce que pensent les gens, en regardant les sujets, les événements dont ils parlent spontanément sur internet, »
nous éclaire Baptiste Kotras, sociologue et chercheur au Laboratoire Interdisciplinaire des Sciences, Innovations et Sociétés (LISIS (nouvelle fenêtre)).
Il s’agit initialement d’un outil marketing qui, grâce à un logiciel, passe en revue ce qui est publié par les internautes sur les réseaux sociaux. C’est désormais un complément aux sondages classiques qui interrogent les Français sur une question spécifique en fournissant plusieurs réponses.
En ce qui concerne le social listening, « le mot d’espionnage est excessif, puisqu’on ne parle pas d’un accès aux mails ou aux messages privés, ni aux contenus de téléphones, »
explique le chercheur.
Il ne s’agit donc pas de surveillance ciblée, et les entreprises chargées de cette activité ne récoltent pas des dossiers sur chacun de nous, ne lisent pas nos conversations privées, ne voient pas les posts
de comptes privés. Elles agrègent et analysent des données ouvertes qu’elles assurent anonymiser, comme les mots-clés les plus recherchés par exemple, pour dégager des tendances collectives. « Les données traitées sont des conversations publiques ou posts publiés par les internautes. Elles ne sont ni sensibles, ni privées et sont monitorées a posteriori, »
rapportent les équipes du Service d’information du Gouvernement (SIG) aux Vérificateurs.
Alors quel est l’intérêt de cette pratique ? Pour des entreprises privées, il s’agit de cibler le consommateur. Pour les services de Matignon, « cela nous permet d’adapter les angles et messages de communication afin de répondre aux questions et préoccupations des Français et d’identifier les sujets relatifs à l’action publique qui nécessitent davantage d’accompagnement et de pédagogie, »
continue le SIG. De prendre le pouls des Français, en somme.
Une pratique encadrée
Cette pratique est très réglementée. Placé sous l’autorité du Premier ministre, le SIG (nouvelle fenêtre)est et chargé de l’analyse de l’opinion, de l’information du public et du pilotage de la communication gouvernementale. Pour réaliser des missions de « social listening »,
le SIG fait appel à des prestataires spécialisés. Depuis 2017, le gouvernement travaillait avec la société française Visibrain. En 2025, après le renouvellement de ce marché public, c’est donc l’entreprise Talkwalker qui a remporté un lot parmi ceux du nouvel appel d’offre.
Les internautes français sont protégés et ne peuvent pas être légalement « traqués » par le gouvernement. « Il y a des règles qui encadrent le traitement de données à caractère personnel, que ce soient les opinions de manière générale ou les opinions qui revêtent une protection particulière, telles que des opinions politiques, syndicales etc. Il y a également des règles sur les réseaux sociaux qui existent. On a deux importants textes,
le RGPD
(nouvelle fenêtre) avec sa loi française Informatique et Libertés, et le règlement sur les services numériques, le DSA, avec sa
loi française SREN
(nouvelle fenêtre), »
nous explique Suzanne Vergnolles, maître de conférence en droit numérique au CNAM.
« Pour les communications privées, c’est une autre législation qui s’applique avec le principe du secret des correspondances. On ne peut évidemment pas, pour des enquêtes d’opinion, aller briser ce principe. Cela ne peut être fait que dans certains cas limités, tels que certaines enquêtes ou en matière de terrorisme, mais toujours avec d’importantes garanties, »
ajoute la spécialiste.
Une entreprise canadienne
Au-delà des inquiétudes liées aux données personnelles, c’est le changement du prestataire en charge de mener cette mission de « social listening »
pour le gouvernement qui a interpellé les internautes. En effet, si Visibrain est une entreprise française, (que nous avons déjà sollicitée pour plusieurs de nos articles (nouvelle fenêtre)afin d’analyser la diffusion d’une fausse information), ce n’est pas le cas de Talkwalker.
« Dans le cadre d’un appel d’offres, le contrat est attribué au soumissionnaire dont l’offre est jugée économiquement la plus avantageuse, mais au-delà de l’appréciation technique et tarifaire, les enjeux de souveraineté nationale, sont posés. Or, les principes de la commande publique rendent impossible de privilégier une entreprise parce qu’elle est française.
Le principe d’équité prévalant dans les appels d’offres, il écarte de fait la question de la préférence nationale, »
affirme le SIG aux Vérificateurs.
ENQUÊTE – Pourquoi vos données personnelles valent-elles de l’or ?Source : JT 20h WE
Autre élément qui inquiète les internautes, la nationalité de l’entreprise choisie par le gouvernement. « Toute entreprise ayant son siège aux États-Unis a l’obligation de coopérer avec la communauté du renseignement et de transmettre et de donner accès à toute donnée susceptible de l’intéresser »
, peut-on lire dans la publication virale (nouvelle fenêtre).
Effectivement, il existe une loi qui permet aux autorités judiciaires des États-Unis d’accéder aux données électroniques stockées à l’étranger par les entreprises américaines. « Les autorités américaines peuvent théoriquement invoquer
le CLOUD Act
(nouvelle fenêtre) pour accéder aux données collectées en France par une entreprise américaine, même si ces données sont hébergées localement, »
nous explique Nathalie Dreyfus, experte judiciaire près la Cour de cassation et au cabinet Dreyfus à Paris. Toutefois, ce texte ne donne accès à des données stockées hors des États-Unis que dans certains cas très spécifiques, dans le cadre de procédures pénales, liés à des affaires criminelles ou terroristes par exemple, avec le mandat d’un tribunal.
Sauf que contrairement à ce qui est affirmé, Talkwalker n’est pas une société américaine. Elle a été fondée en 2009 au Luxembourg, où se situe son siège. En 2024 (nouvelle fenêtre), c’est Hootsuite, une entreprise canadienne qui la rachète (nouvelle fenêtre). Au Canada, comme aux États-Unis, des lois encadrent le renseignement ayant une portée extraterritoriale. Mais le Canada n’a pas de loi exactement équivalente au CLOUD Act américain.
L’enjeu de la souveraineté numérique
Le fait que Hootsuite, qui compte parmi ses actionnaires des américains, « ne suffit pas, en soi, à la rendre juridiquement soumise au CLOUD Act »,
confirme Nathalie Dreyfus. Selon les experts et juristes contactés par les Vérificateurs en France et au Canada, la probabilité que Talkwalker transmette des données concernant les internautes français aux gouvernements des États-Unis ou du Canada est donc quasiment nulle.
Reste que Talkwalker est une entreprise étrangère. « Ce qui pourrait intéresser les Américains, ou d’autres, plutôt que les données personnelles des individus français, ce sont plutôt les tendances que le gouvernement français demande à suivre et analyser »,
souligne Suzanne Vergnolles, maître de conférence en droit numérique au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). « Ce sont des signaux faibles, des indices sur ce qui intéresse la France. Il y a ici des questions de secret national et de souveraineté technologique »
, poursuit l’experte. « Dans ce contexte, donner des contrats avec d’importants montants à des entreprises étrangères alors que nous parlons de souveraineté technologique, européenne et nationale, pose effectivement des questions »,
conclut-elle.
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