On connaît tous, depuis nos cours de latin, l’histoire de la Sibylle de Cumes, suspendue dans un panier, qui, quand les enfants l’interrogeaient, demandait à mourir. Il faut dire qu’en échange de son amour, elle avait demandé à Apollon (et obtenu) l’immortalité, mais pas l’immortelle jeunesse… Fatale erreur, car à quoi bon survivre si le corps s’affaiblit ?
Xi Jinping et Vladimir Poutine pensaient-ils à cette fable rapportée par Pétrone dans le Satyricon quand ils devisaient en privé, le 3 septembre, tout en cheminant vers le défilé militaire célébrant à Pékin les 80 ans de la fin de la seconde guerre mondiale ? Il faut dire que ce thème de l’immortalité (et son pendant négatif, le vieillissement puis… la fin) concerne de près les deux dirigeants âgés de 72 ans.
Sur le plan anthropologique, il semble y avoir une fascination communiste vis-à-vis de la lutte contre la dégradation du corps. On pense bien évidemment au soin (et aux moyens) employé à conserver intactes les dépouilles des dirigeants et créateurs des grands Etats soviétiques : Lénine à Moscou (en 1924), Ho Chi Minh à Hanoï (en 1969), Mao Zedong à Pékin (en 1976), Kim Il-sung et Kim Jong-il à Pyongyang (en 1994 et en 2011). Au-delà de conserver ces souvenirs mémoriels et les présenter au peuple pour susciter une cohésion, il y a peut-être aussi l’idée que tant que le corps est intact, la pensée (l’idéologie) survit aussi. La momie du leader devient une sorte de garante (éternelle ?) du système, qui sert aux dirigeants successifs pour maintenir une continuité symbolique du pouvoir.
Transformer la société autant que l’homme
Le cas de Staline fournit un exemple marquant de ce pouvoir du cadavre (sorte de « nécropouvoir », pour paraphraser le biopouvoir Michel Foucault ?) : embaumé après son décès en mars 1953 et placé aux côtés de Lénine dans le mausolée de la Place Rouge à Moscou, le dirigeant va subir quelques années plus tard les affres de la déstalinisation (et de la lutte contre le culte de la personnalité). En octobre 1961, sur l’impulsion de Nikita Kroutchev, le cadavre est enterré très discrètement, de nuit, dans le petit cimetière au pied du mur du Kremlin. Très concrètement (et symboliquement), l’inhumation du cadavre de Staline, donc son anéantissement physique, a accompagné le flétrissement de sa mémoire et la négation de sa politique. Encore aujourd’hui, Poutine continue de regretter la chute de l’URSS et d’entretenir la vitalité de certains de ses symboles les plus forts.
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